J'en ai été étonnée, et touchée, parce que dans ce texte j'avais essayé, avec la plus grande sincérité, d'expliquer pourquoi, et comment, la montée en flèche du numérique condamne la vraie photographie. Celle qui se dessine dans l'âme.
Pourquoi je fais ça ? Pourquoi je m'agite et je remue les bras comme un petit épouvantail dérisoire ? Parce que après-demain, ou demain, les appareils, les films et les papiers risquent de disparaître. Plus d'instruments pour dire cette musique intérieure, plus de matières premières pour inscrire, partager et transmettre. Les unes après les autres, les usines ferment, les chaînes de fabrication s'arrêtent. Les matériaux ne seront bientôt plus disponibles, et les connaissances - c'est logique - ne sont plus transmises. Les industriels se "recentrent" (hmm) sur le numérique, et les étudiants en photographie sont assez paresseux pour comprendre rapidement les avantages du numérique en ce sens.
Le temps que l'on prenne conscience de l'énormité de ces erreurs (quelques années sans doute), le temps que l'on pousse enfin ce cri : " Mais l'argentique c'est mille fois plus beau ! Où est passé ce savoir-faire ?", le temps que les collectionneurs admettent au grand jour ce que beaucoup pensent déjà tout bas ("Nooooon, moi je n'achète pas des tirages numériques, je ne veux investir que dans des tirages argentiques... Quand il n'y en aura plus ? eh bien la photographie cessera d'être un art... c'est dommage, on y était enfin parvenu..."), alors il sera peut-être, sans doute, trop tard. Et ça m'achève. Ce ne sont pas seulement des techniques, c'est un patrimoine artistique qui est en danger. Et tout le monde ou presque s'en contrefiche.
Certains m'ont répondu avec ironie, méchanceté parfois : "On a dit la même chose quand les voitures à bras ont disparu". C'est idiot. Je pourrais répondre que l'art de la broderie n'a pas disparu avec l'apparition des bas nylon, M. Lesage en sait quelque chose.
Combien de personnes ont des vêtements brodés par Lesage ? Depuis quand le beau aurait pour vocation d'être rentable ?! Je ne serais pas si sévère avec le numérique, et les photographes qui s'y consacrent, si l'argentique perdurait, fût-ce à l'état de procédé rare et précieux. Non, ce que je condamne, et ce que je déplore, c'est la victoire du business sur l'art. Je suis stupide, et utopique sans doute : je souhaite que les deux co-existent.
Revenons à nos pixels... ;-)
Puisque d'aucun persistent à dire que les images disent davantage que les mots (vraiment ? Je ne pense pas, j'aime autant les mots que les images, et la musique, aussi, mais je m'égare...), donc, puisque, selon la formule consacrée, une image vaudrait mille mots, je voulais vous livrer ceci :
Des images faites au même moment, par la même personne - photographe - dans un même moment vibrant et intense, un vrai moment rêvé.
Nicolas répétait son Boléro là, devant moi, à deux mètres. C'était en décembre 2008. Vous avez vu certaines images ici.
Ce jour-là n'était pas innocent.
J'avais choisi de faire du film, comme d'habitude avec Nicolas (l'art pour l'art, oui oui, vous commencez à me connaître...) J'avais aussi décidé, avec une vraie allégresse - un photographe aime toujours un nouveau boitier, fût-il numérique, c'est un nouvel instrument - de tester un nouvel appareil numérique (pas le choix... c'est mon métier).
Quand Nicolas a dit dans un sourire : "je ne le ferai qu'une fois, tu as 15 minutes" , croyez-moi, je n'ai pas eu le temps de me poser beaucoup de questions sur les sels d'argent et les pixels. J'ai préparé mes films, à même le sol, mes deux appareils, et j'ai décidé, radicalement, de ne faire du numérique que pendant le rembobinage des films argentiques. Vous me suivez ? Ne pas perdre une seconde, alterner deux boitiers sans y penser, concentrée sur Nicolas. Pour voir. Dans l'urgence, je n'aurais pas le temps d'avoir des états d'âme, c'était un bon test. Finalement, y aurait-il une différence ?
Mystères.
La musique du Boléro a retenti, Nicolas a commencé, je suis partie sur une autre planète, et je ne me souviens plus de rien. L'après. C'est lorsqu'on me demande : "Alors ? tu es contente ? tu as fait de belles photos ?" Je suis embarrassée. Je ne sais pas répondre à ça. Je photographie les moments rares dans un état presque second. Je ne me souviens pas des images que j'ai faites. Comme si la concentration dans l'instant était tellement forte, intense, et épuisante, qu'il ne puisse y avoir rien ensuite, que le vide. Devant mes yeux, et dans mon esprit. Donc non, je ne sais pas, et je ne saurai jamais, à la fin d'une prise de vue d'importance, si j'ai fait de belles photos, ou pas. Je ne peux parler que de l'émotion. Je me borne à constater, à mesurer mon propre bouleversement sur une échelle de Richter toute personnelle.
[Aparté. Je me souviens de ça : la répétition générale de "Orphée et Eurydice" de Pina Bausch. J'étais assise à côté de Ursula Kaufmann, merveilleuse photographe qui travaille avec Pina Bausch depuis très longtemps. Le ballet s'est terminé, nous avions toutes les deux de grosses larmes douces et silencieuses au coin des yeux. Nous nous sommes regardées, nous avons souri, et elle a eu ce geste parfait : elle a tendu la main, a pris la mienne, et nous avons serré fort, en continuant de nous regarder. Les yeux dans les yeux. Nous n'avons pas prononcé un mot.]
Seul le frisson peut me donner une vague indication sur ce que je peux espérer attendre, d'ailleurs l'après n'est fait que de ça -on laisse le temps pour l'alchimie- on ne peut qu'attendre et espérer. Et comme j'aime cette attente, d'ailleurs...
Après le départ de Nicolas je suis restée un long moment dans cette salle de répétition, seule, à ranger mes films et mon matériel. Je ralentissais mes gestes, volontairement. J'avais besoin de redescendre, tout doucement.
Et puis, ensuite, j'ai regardé. Ensuite, ce fut tout de suite, le soir même, pour les images numériques. Il y avait de très belles choses.(Pardonnez-moi, ce n'est pas de l'orgeuil, mais de l'enthousiasme : je suis toujours ravie par de belles photographies, peu importe qui les a faites, et même si c'est moi, je m'enthousiasme...) De très belles images, donc, j'étais heureuse, et troublée. Mes films étaient encore des mystères, je ne savais pas ce qu'ils contenaient. Je commençais à me dire "et si finalement j'avais tort ? Le processus mental serait, pourrait être le même ?", je repensais à ce que j'avais écrit ici. Et puis, j'attendais. J'attendais mes planches contacts.
Saison des fêtes oblige, vacances, etc, je n'ai récupéré ces planches que le 31 décembre, au matin. J'avais vu Nicolas danser le Boléro le 30 à l'Opéra Bastille. J'allais le revoir, sur un écran de télévision, mais le revoir quand même, le 31.
D'ordinaire je ne peux pas attendre pour regarder des planches contacts. Je me jette dessus comme un naufragé assoiffé, et affamé. C'est vrai, je peux me nourrir de ça : des images. Cette-fois là, pour la première fois je crois, dans toute une carrière, j'ai attendu. Je regardais cette boite blanche, semblable à tant d'autres, et unique, et je ne l'ouvrais pas. Une boite comme une malle au trésor, vraiment. Le stade encore vibrant des promesses contenues.
Le Boléro s'est terminé sur cet écran trop petit, trop plat, j'ai regardé Nicolas sourire à son public, j'ai souri aussi et puis j'ai pris la boite blanche. Je l'ai ouverte comme on ouvre une porte, et derrière la porte j'ai trouvé mes trésors. Ou les siens, d'ailleurs.
Je vais vous montrer 6 images. Mes préférées, je crois, pour des raisons qui peuvent sembler obscures - pour certaines - mais qui sont très précises en réalité. Je ne triche pas, je ne choisis pas des images "moins bien" en numérique, non, je le répète, je prends de part et d'autre mes images favorites.
3 numériques (bien propres, forcément, les pixels ce n'est pas salissant ;-) ) et 3 argentiques (poussières comprises, netteté approximative - pour l'instant - ce sont des scans rapides de la planche-contact).
Voilà, maintenant, je sais. J'ai regardé, et j'ai vu. Je souris. Oh non, ce n'est pas grand chose, très peu, réellement. Simplement, pour moi, l'essentiel.
Quant à vous, qu'en penserez-vous ? A vous de voir... A chacun son libre arbitre... :
•