Quelle est la question qu'on t'a le plus souvent posé ? J'ai demandé ça à Nicolas...
Moi je sais.
Jusqu'à il y a 5 ans, c'était : "Qu'est-ce que vous photographiez ?" ou mieux : "Qu'est-ce que vous préférez photographier ?"
Depuis 5 ans c'est ça : "qu'est-ce qui est mieux, le numérique ou l'argentique ?"
Au début je réfléchissais, je détaillais. Je prenais le temps d'expliquer les différences. Puis ça m'a désolée, cette question, à force. Alors je répondais en une phrase "Vous voulez-mon avis ? L'argentique. Il n'y a pas photo."
Puis je me suis remise à nuancer : le numérique, outil formidable pour un travail de commande efficace et rémunérateur, sans vocation artistique (catalogue, publicité) ; ou pour des contraintes de délais serrées, et une qualité d'impression médiocre de toute façon (photoreportage pour les quotidiens, par exemple).
Mais quand il s'agit de l'art pour l'art, argentique sinon rien.
J'ai essayé de parler... Du "développement", autant chimique que mental. De la valeur du temps, aussi, que l'homme pressé et sot du XXIème siècle voudrait ignorer, du haut de sa petite condition humaine. De la consistance, presque en trois dimensions, d'un tirage argentique. De l'incapacité du numérique à faire du beau noir et blanc, intense et profond, à créer de la matière. Un pixel, ça n'existe pas, c'est mort. Etc...
Et récemment j'ai eu une illumination.
Je manipulais des planches-contacts, je me disais "Comment mettre en mots la beauté d'une planche contact, qui contient tout, les promesses, les déceptions, les merveilles... la vérité mise à nu : le cheminement des pensées du photographe, de ses intentions aussi. Les planches-contacts de rêve, où tout est réussi. Ou les moments de faiblesse, une seule image exceptionnelle sur une planche. Cà arrive. On se souvient de sa fatigue, dans le dos, les doigts, ou la tête, à ce moment-là. On soupire. Chaque planche-contact est une histoire." Je les regardais, donc. Comme autant de fenêtres entr'ouvertes, à ouvrir grand ou à refermer, elles contenaient des images en devenir. Ou pas. Et je me disais : "j'ai tellement appris, sur la photographie et sur moi-même, en regardant ces planches-contacts. J'ai passé des milliers d'heures à les regarder." Et subitement, "just like that", j'ai compris.
Je sais depuis longtemps que le numérique, hélas, nivelle la profession par le bas. La progression du numérique n'est pas une avancée artistique. C'est un business, basé sur l'immédiateté et la photo zapping.
Dans le grand public : "Show me, show me !" disaient ces enfants à Londres, et puis, aussitôt vu, aussitôt oublié... Combien d'images de famille pas même imprimées, combien d'images déjà perdues, faites en pure perte. Des familles sans Histoire... ça me terrifie, mais le business avance, balaye tout sur son passage. Les affaires marchent.
Côté professionnel : "Mieux, plus rapide, et moins cher". Trois beaux mensonges. Je ris, mais je ris jaune. Parce que le photographe n'est plus un professionnel, qui, par son expérience, son travail et ses compétences, est capable de s'engager pour un résultat garanti. Le photographe est devenu, souvent, avec le numérique, un mitrailleur qui garde le doigt sur la détente et fusille tout ce qui passe en se disant "dans le tas, j'aurai bien les 10 photos demandées". Ce n'est pas glorieux, mais c'est la vérité, et comme chacun sait : donnez un appareil photo à un enfant de 5 ans myope et demandez lui d'appuyer 1000 fois, il en sortira probablement 10 photos intéressantes. Par hasard.
Et non par volonté, et non par intention, et non par exigence.
De plus, avec le numérique, le supposé photographe est aussi devenu un habile manipulateur : celui qui passe des heures devant son ordinateur à tenter de corriger les erreurs de prise de vue (composition sans intérêt, mauvaise exposition, ...), lorsque, par négligence ou par ignorance, il n'a pas fait son véritable travail de photographe.
Une photo se crée à la prise de vue, pas sur un ordinateur. Tout ce qui se passe après n'est que maquillage, rattrapage, colmatage. La vraie, la belle photographie s'inscrit dans l'instant. Le terme de "déclencheur" n'est pas innocent : il correspond à un instant t, quand ça se déclenche, dans l'oeil, dans l'âme, et sous les doigts. C'est, ce devrait être un événement en soi.
Ce mode de fonctionnement, cette solution de facilité - multiplier les tentatives en laissant se perdre l'intensité et la concentration - est inhérent au numérique. Et c'est bien tout le problème ! Cela participe d'un schéma mental, inconscient, et inévitable. Moi comme les autres, quand je photographie en numérique, je SAIS que je travaille moins bien, moins fort, moins exigeant. La discipline intérieure n'est pas la même, puisque je sais que les erreurs disparaîtront, gommées, zappées. Puisque je sais que personne ne saura. Puisque je sais que je peux taire ces images en rafale, minables. Puisque je sais qu'aucun photographe digne de ce nom n'oserait présenter une planche-contact de 36 vues avec 3 fois 12 vues presque identiques, mitraillées. J'aurais honte. Mon comportement me sauterait au visage. Alors que face à son écran, quand on supprime par dizaines les photos faciles, non désirées, et indignes, il n'y a pas de témoin. La lumière de l'écran désigne le coupable, et le coupable se cache. Moi comme les autres. La photographie numérique est certainement un outil, je le répète, c'est l'outil de la civilisation du zapping. C'est un outil dangereux, et moche. Celui qui signe le déclin de la vraie photographie. Il n'y a aucune sincérité dans la prise de vue en numérique.
J'en reviens à mes planches-contacts. Je regardais, donc. Et la lumière s'est faite : sur une planche-contact, il y a toutes mes erreurs. Année après année, je les regarde, je les observe, je les scrute : moins nombreuses, heureusement, diffrentes aussi. Je me demande pourquoi cette composition, N°18, est plus efficace que la N°17. Je me demande comment se fait-il que la vue 20 soit bien exposée, et pourquoi, alors que je pensais qu'elle serait trop sombre, etc...
J'interroge mes erreurs, et elles me donnent beaucoup.
Or, quand on travaille en numérique, on jette les ratés. On a déjà tellement de temps à passer sur son ordinateur, à trier, retoucher, réparer, vous ne croyez quand même pas qu'on va prendre le temps de regarder les " accidents " ?
Et je tire ma conclusion, une, parmi tant d'autres, sur le sujet : Quand on travaille en numérique, on a cessé d'apprendre. On a cessé de chercher.
Pas de quoi se réjouir.
Ou alors, inventons de nouveaux mots : le photographe, celui qui écrit avec la lumière, et le pixellographe - ou électronicien - celui qui écrit avec des pixels, ou celui qui passe des heures assis devant un écran, au lieu d'être mobile, en action, en train de photographier. Et de progresser.
"Always make new mistakes", "Faites toujours de nouvelles erreurs". Esther Dyson.
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